Dans un contexte économique où les préoccupations sociales et environnementales prennent une place grandissante, l'économie sociale et solidaire (ESS) apparaît comme une réponse adaptée aux défis contemporains, alliant performance économique et impact positif sur la société.
Créer une entreprise sociale et solidaire représente une démarche entrepreneuriale singulière, guidée par des valeurs fortes et un cadre juridique spécifique qui mérite d'être exploré en profondeur pour quiconque souhaite s'engager dans cette voie alternative au modèle économique traditionnel.
Cet article propose un panorama complet des étapes, conditions et opportunités liées à la création d'une entreprise sociale et solidaire, en s'appuyant sur les meilleures pratiques et recommandations actuelles.
Une vision entrepreneuriale au service du bien commun
Une entreprise sociale et solidaire se distingue fondamentalement des sociétés commerciales classiques par sa finalité et ses modes de fonctionnement.
En effet, contrairement à une entreprise traditionnelle centrée principalement sur la maximisation des profits pour ses actionnaires, l'ESS place au cœur de son projet des objectifs sociaux et environnementaux.
Cette différence fondamentale se manifeste notamment dans l'utilisation des excédents financiers, qui sont majoritairement réinvestis dans la mission sociale plutôt que distribués aux associés, ainsi que dans sa gouvernance démocratique et transparente impliquant activement les parties prenantes concernées par ses activités, qu'il s'agisse des employés, des bénéficiaires ou des partenaires.
Les missions d'une entreprise sociale et solidaire sont encadrées par la loi de 2014 relative à l'économie sociale et solidaire, qui définit plusieurs axes d'intervention prioritaires. Premièrement, elle doit apporter un soutien aux personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale, que ce soient ses propres salariés ou ses bénéficiaires.
Deuxièmement, elle s'engage à lutter contre toutes formes d'inégalités, qu'elles soient socioéconomiques, sanitaires ou culturelles. Troisièmement, l'entreprise sociale et solidaire participe activement à l'éducation citoyenne en préservant et en renforçant les liens sociaux et culturels au sein de la société.
Enfin, elle s'inscrit comme acteur majeur du développement durable et de la préservation environnementale, notamment à travers son engagement dans la transition énergétique.
L'ESS offre un cadre entrepreneurial permettant de développer des solutions innovantes à des problématiques sociales persistantes, tout en créant de la valeur économique. Elle contribue ainsi à construire une économie plus inclusive et durable, en plaçant l'humain et l'environnement au centre des préoccupations entrepreneuriales.
Cette approche répond à une demande croissante des consommateurs pour des produits et services éthiques, ainsi qu'aux aspirations d'une nouvelle génération d'entrepreneurs désireux de donner du sens à leur activité professionnelle.
La gestation du projet : identifier un besoin social et y répondre
La première étape cruciale dans la création d'une entreprise sociale et solidaire consiste à identifier clairement un besoin social ou environnemental non satisfait ou insuffisamment adressé, et à concevoir une réponse entrepreneuriale adaptée.
Cette démarche commence par une analyse approfondie du territoire ciblé pour comprendre les problématiques sociales spécifiques qui s'y manifestent et les solutions existantes.
Le porteur de projet doit ainsi réaliser une véritable étude de marché, non pas seulement sous l'angle économique traditionnel, mais avec une attention particulière portée aux impacts sociaux et environnementaux potentiels de son activité.
L'identification du besoin social peut concerner des domaines variés tels que l'insertion professionnelle de personnes éloignées de l'emploi, l'accès au logement pour les populations vulnérables, la transition énergétique, la lutte contre les discriminations, ou encore l'économie circulaire.
Cette phase exploratoire doit permettre de définir précisément la mission sociale de l'entreprise, qui constituera ensuite le cœur de son projet et sera formalisée dans ses statuts. Plus qu'une simple déclaration d'intention, cette mission sociale doit être mesurable et évaluable à travers des indicateurs d'impact social pertinents.
La formalisation du projet nécessite ensuite l'élaboration d'un business plan social qui, au-delà des aspects économiques et financiers traditionnels, intègre également des éléments relatifs à l'impact social visé et aux moyens mis en œuvre pour l'atteindre.
Ce document doit démontrer la viabilité économique du projet tout en mettant en exergue sa plus-value sociale, ce qui constitue un équilibre parfois délicat à trouver. Le modèle économique doit être suffisamment robuste pour assurer la pérennité de l'entreprise, tout en restant fidèle à sa mission sociale première.
Cette double exigence implique souvent de repenser les approches traditionnelles du marketing, de la distribution ou de la tarification pour les adapter aux spécificités de l'ESS.
L'écosystème juridique : choisir la forme adaptée à son projet
Contrairement à une idée reçue, l'économie sociale et solidaire n'impose pas une forme juridique unique, mais englobe une diversité de structures possibles, chacune présentant des caractéristiques propres adaptées à différents types de projets.
Certaines formes juridiques sont reconnues d'office comme appartenant à l'ESS, tandis que d'autres peuvent acquérir ce statut sous réserve de respecter certains critères spécifiques.
Parmi les structures automatiquement reconnues comme relevant de l'ESS, on trouve tout d'abord les associations, qu'elles soient d'intérêt général ou reconnues d'utilité publique. Cette forme juridique est particulièrement adaptée aux projets à but non lucratif, bien qu'elle puisse parfois limiter les possibilités de développement commercial.
Les coopératives constituent une autre option majeure, caractérisée par la participation démocratique de tous les membres aux décisions importantes lors des assemblées générales et par l'obligation de constituer des réserves impartageables.
Les mutuelles, quant à elles, se distinguent par leurs activités non lucratives au service de leurs membres, qui versent une cotisation périodique en échange de services mutualisés. Enfin, les fondations, qui affectent des biens ou des ressources à la réalisation d'une œuvre d'intérêt général, complètent ce panorama des structures traditionnelles de l'ESS.
Pour les sociétés commerciales classiques (SAS, SARL, etc.) souhaitant s'inscrire dans le champ de l'ESS, la loi de 2014 a défini un cadre permettant cette reconnaissance sous réserve du respect de plusieurs critères fondamentaux.
Ces entreprises doivent notamment intégrer dans leurs statuts une finalité sociale claire, mettre en place une gouvernance démocratique impliquant les parties prenantes, et prévoir un système de réserve statutaire obligatoire limitant la distribution des bénéfices au profit du développement du projet social.
Cette ouverture de l'ESS aux sociétés commerciales témoigne d'une volonté d'élargir le périmètre de l'économie sociale et solidaire et d'en faire un modèle accessible à un plus grand nombre d'entrepreneurs.
Le choix de la structure juridique doit être minutieusement étudié en fonction des spécificités du projet, de ses objectifs sociaux et de ses besoins en financement.
Par exemple, dans le secteur agricole, la coopérative apparaît souvent comme la structure la plus adaptée pour défendre les intérêts communs des producteurs face aux grands distributeurs.
Les sociétés coopératives de production (SCOP) peuvent, quant à elles, être privilégiées lorsque l'implication des salariés dans la gouvernance et le partage des résultats constitue un élément central du projet.
Les fondamentaux statutaires : formaliser l'engagement social
L'élaboration des statuts constitue une étape déterminante dans la création d'une entreprise sociale et solidaire, car c'est à travers ce document fondateur que seront formalisés les engagements sociaux et les principes de gouvernance qui caractérisent l'ESS.
Les statuts doivent respecter plusieurs mentions obligatoires définies par la loi, qui garantissent l'ancrage du projet dans les valeurs de l'économie sociale et solidaire.
En premier lieu, l'objet social doit explicitement mentionner une ou plusieurs activités de soutien aux personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale.
Cette formulation doit être suffisamment précise pour définir clairement le périmètre d'action de l'entreprise tout en restant assez large pour permettre son évolution future. Au-delà de cette mission sociale, les statuts doivent également détailler les modalités de gouvernance de l'entreprise en respectant le principe de démocratie participative, garantissant ainsi l'implication active des différentes parties prenantes dans les processus décisionnels.
Sur le plan financier, les statuts doivent prévoir la constitution de réserves statutaires ou de reports obligatoires, limitant ainsi la distribution des bénéfices aux associés au profit du développement de l'activité et de la réalisation de la mission sociale.
Une clause spécifique doit également interdire la réduction ou l'amortissement du capital social, sauf dans les cas où cette opération serait nécessaire pour garantir la survie de l'entreprise. Ces dispositions visent à garantir que la recherche de profit ne prime pas sur la finalité sociale et à protéger les ressources de l'entreprise contre des logiques purement spéculatives.
La rédaction des statuts nécessite donc une attention particulière et souvent l'accompagnement de professionnels familiers des spécificités de l'ESS, tels que des avocats spécialisés ou des experts-comptables.
Un soin particulier doit être apporté à la formulation de la mission sociale, qui constitue le cœur du projet et qui sera évaluée tant par les parties prenantes que par les autorités publiques dans le cadre de demandes d'agrément spécifiques.
Les démarches administratives : de la théorie à la pratique
Une fois la forme juridique choisie et les statuts élaborés, la création formelle de l'entreprise sociale et solidaire suit globalement les mêmes étapes que pour une entreprise classique, avec quelques spécificités liées à son caractère social.
La procédure commence par l'immatriculation de la structure auprès du registre concerné, qu'il s'agisse du Registre du Commerce et des Sociétés (RCS) pour les sociétés commerciales ou du répertoire SIRENE pour les associations.
Une étape spécifique et essentielle consiste à déclarer l'adhésion de l'entreprise aux principes de l'économie sociale et solidaire. Cette démarche peut être effectuée dès la création de l'entreprise en cochant simplement la case correspondante dans le formulaire d'immatriculation en ligne : "Adhésion de la société aux principes de l'économie sociale et solidaire".
Pour les entreprises déjà existantes souhaitant intégrer le champ de l'ESS, la demande d'adhésion doit être adressée au Centre de Formalités des Entreprises (CFE) compétent.
Pour les sociétés nouvellement créées, l'enregistrement au Centre d'Enregistrement et de Révision des Formulaires Administratifs (CERFA) est nécessaire pour permettre l'immatriculation au RCS.
Cette démarche, qui peut paraître technique, est fondamentale puisqu'elle officialise l'appartenance de l'entreprise au secteur de l'ESS et conditionne l'accès à certains dispositifs de soutien spécifiques.
Au-delà de ces aspects administratifs, il est recommandé aux entrepreneurs sociaux de s'inscrire dans les réseaux de l'ESS présents sur leur territoire, tels que les Chambres Régionales de l'Économie Sociale et Solidaire (CRESS) ou les pôles territoriaux de coopération économique.
Ces écosystèmes offrent des ressources précieuses en termes d'accompagnement, de mise en réseau et d'accès à des dispositifs de financement adaptés aux spécificités de l'entrepreneuriat social.
L'agrément ESUS : une reconnaissance officielle à forte valeur ajoutée
Pour renforcer la crédibilité de leur projet et accéder à des dispositifs de soutien spécifiques, les entreprises sociales et solidaires peuvent solliciter l'agrément "Entreprise Solidaire d'Utilité Sociale" (ESUS).
Cet agrément, instauré par la loi relative à l'Économie sociale et solidaire de 2014, constitue une reconnaissance officielle de l'utilité sociale du projet et ouvre droit à divers avantages fiscaux et financiers.
L'obtention de l'agrément ESUS est soumise à plusieurs conditions exigeantes. L'entreprise doit notamment démontrer que la recherche d'utilité sociale constitue son objectif principal et qu'elle a un impact significatif sur son compte de résultat ou sa rentabilité financière.
En d'autres termes, la mission sociale ne doit pas être accessoire mais bien au cœur du modèle économique de l'entreprise. La politique de rémunération au sein de l'entreprise doit également respecter certaines contraintes, notamment l'absence d'écarts excessifs entre les rémunérations, avec une attention particulière portée à la rémunération des dirigeants.
Au niveau des titres de capital, des règles spécifiques s'appliquent pour garantir que la recherche de profit ne prime pas sur la mission sociale.
Les bénéfices doivent être majoritairement réinvestis dans l'activité, la distribution de dividendes est encadrée et la détention du capital doit privilégier les acteurs directement impliqués dans le projet social plutôt que des investisseurs uniquement intéressés par le rendement financier.
La demande d'agrément ESUS peut être effectuée en ligne sur le site de la Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (DIRECCTE).
La durée de validité de l'agrément varie de deux à cinq ans selon l'ancienneté de l'entreprise, nécessitant donc un renouvellement périodique qui permet de vérifier la continuité de l'engagement social de la structure.
Les avantages liés à l'obtention de l'agrément ESUS sont substantiels.
Sur le plan financier, les entreprises agréées peuvent accéder à des prêts spécifiques, comme le "prêt économie sociale et solidaire" proposé par Bpifrance, ou bénéficier de dispositifs d'accompagnement locaux adaptés à leurs besoins. L'agrément ouvre également droit à des avantages fiscaux significatifs, notamment des réductions d'impôt pour les investisseurs qui financent ces entreprises, facilitant ainsi la levée de fonds nécessaire au développement des projets.
Le financement : des ressources dédiées à l'innovation sociale
Le financement constitue souvent un défi majeur pour les entrepreneurs sociaux, qui doivent concilier viabilité économique et impact social. Heureusement, l'écosystème de l'ESS s'est progressivement structuré pour proposer des solutions de financement adaptées aux spécificités de ces projets, en complément des dispositifs classiques accessibles à toutes les entreprises.
Les sources de financement pour les entreprises sociales et solidaires sont diverses et peuvent être mobilisées de manière complémentaire. Les subventions publiques, émanant de l'État, des collectivités territoriales ou de l'Union européenne, constituent souvent un levier important, particulièrement pour les projets à fort impact social ou environnemental. Le Fonds Social Européen (FSE), par exemple, propose des financements substantiels pour les initiatives contribuant à l'inclusion sociale et à la lutte contre la pauvreté.
En parallèle des financements publics, le secteur privé s'est également structuré pour soutenir l'entrepreneuriat social, avec l'émergence de fonds d'investissement spécialisés dans l'impact social.
Ces investisseurs, parfois qualifiés d'investisseurs "patients", acceptent des rendements financiers modérés en contrepartie d'un impact social significatif et mesurable. Des réseaux comme France Active ou le Mouvement Impact France mettent en relation ces investisseurs avec des projets d'entrepreneuriat social prometteurs.
Le financement participatif (crowdfunding) représente également une option intéressante pour les projets d'ESS, qui peuvent mobiliser une communauté de soutien autour de leur mission sociale.
Des plateformes spécialisées dans les projets à impact social se sont développées, facilitant la collecte de dons ou d'investissements auprès du grand public. Cette approche présente l'avantage de combiner financement et communication, en permettant de sensibiliser un large public aux enjeux sociaux ou environnementaux adressés par le projet.
Enfin, les entreprises sociales et solidaires peuvent également recourir à des financements bancaires spécifiques, plusieurs établissements ayant développé des offres dédiées à l'ESS. Le Crédit Coopératif, la Nef ou encore la Caisse d'Épargne proposent ainsi des prêts adaptés aux spécificités des projets sociaux, avec des conditions souvent plus favorables que les offres bancaires classiques.
L'ancrage territorial : un levier de développement à Paris et au-delà
Si la création d'une entreprise sociale et solidaire suit un cadre national défini par la loi de 2014, son développement s'inscrit généralement dans une logique territoriale forte, les projets d'ESS étant souvent intimement liés aux réalités sociales et économiques locales.
À Paris, par exemple, l'écosystème de l'ESS est particulièrement dynamique, avec environ 20 000 entreprises relevant de ce secteur en 2024, représentant près de 10% du tissu économique de la capitale et générant plus de 100 000 emplois.
Cette forte présence de l'ESS à Paris s'explique par la densité urbaine et la diversité des besoins sociaux qui en découlent, mais aussi par un écosystème de soutien particulièrement développé.
La Ville de Paris, à travers sa politique de soutien à l'économie sociale et solidaire, propose divers dispositifs d'accompagnement et de financement pour les porteurs de projets, comme les appels à projets ESS ou le programme Paris Initiative Entreprise dédié au financement de l'entrepreneuriat social.
Des initiatives emblématiques témoignent du dynamisme de l'ESS parisienne dans divers secteurs : Emmaüs Défi lutte contre l'exclusion sociale en proposant des solutions d'emploi et de logement pour les personnes en difficulté, La Ruche Qui Dit Oui favorise les circuits courts alimentaires en connectant producteurs locaux et consommateurs urbains, tandis que Les Petits Frères des Pauvres œuvrent pour améliorer les conditions de vie des personnes âgées en situation de précarité.
Au-delà du cas parisien, l'ancrage territorial constitue un facteur clé de succès pour les entreprises sociales et solidaires, quel que soit leur lieu d'implantation.
Cette dimension locale permet de construire des partenariats solides avec les acteurs du territoire, qu'il s'agisse des collectivités, des entreprises traditionnelles ou des autres structures de l'ESS.
Elle facilite également l'identification précise des besoins sociaux à adresser et la co-construction de solutions adaptées avec les bénéficiaires potentiels.
En définitive, entreprendre dans l'économie sociale et solidaire, c'est donc faire le choix d'une voie exigeante mais porteuse de sens, permettant de concilier performance économique et contribution positive à la société.
C'est aussi s'inscrire dans un mouvement de fond qui, au-delà des tendances et des effets de mode, dessine les contours d'une économie réinventée, au service du bien commun et des générations futures.